Fin de la récré pour la Silicon Valley ?

Fuite en avant technologique, essoufflement du capital-risque, bulle spéculative de l'IA... Autant de signes précurseurs d'un effondrement de la Silicon Valley ?

Fin de la récré pour la Silicon Valley ? Vers un effondrement de la bulle d'IA

Dans son dernier numéro, FUTUR a concocté plusieurs scenarii à même de mettre à mal la domination sans partage de la Silicon Valley, épicentre de l’innovation technologique mondiale. Si certaines hypothèses paraissent improbables, d’autres sont déjà à l’œuvre et pourraient, si elles se concrétisent, sonner la fin de la récré et contribuer à l’effondrement de la vallée du silicium. Pour valider cette théorie, le magazine relève des signaux faibles comme la faillite de la Silicon Valley Bank en 2023 (qui accompagnait le plus gros portefeuille de start-up de la côte Ouest des États-Unis), les procès pour infraction au droit de la concurrence (rien que cinq à l’encontre de Google entre 2020 et 2024), ou encore l’adoption de l’IA Act par l’Union Européenne. Simple exercice de pensée ou réelle anticipation, on fait le point.

Acte I – Les juges contre les Big Tech

Face à une pression politique de plus en plus intense, les GAMAM (Google, Amazon, Meta, Apple et Microsoft) ont été contraints d’investir rien qu’en 2024 plus de 61,5 millions de dollars dans le lobbying, uniquement pour convaincre les régulateurs de les laisser s’autoréguler et ainsi éviter tout risque de démantèlement.

Si le retour des démocrates au pouvoir est l’une des hypothèses émises par le magazine comme condition nécessaire pour mettre un terme aux monopoles, le procès antitrust qu’affronte en ce moment le géant de la publicité en ligne Google montre que la Maison Blanche ne semble pour l’instant pas pressée de prendre position pour ou contre un démantèlement. Et si l’allégeance des patrons de la Tech lors de l’élection de Donald Trump n’apportait finalement pas le retour sur investissement espéré ? Les patrons de la Tech pourraient ainsi payer cher en image et en réputation auprès du public l’alignement de leur entreprise à l’agenda politique (détricotage des programmes RSE, diminution des efforts de modération, abandon des programmes de vérification des faits…).

Quoi qu’il en soit, le temps judiciaire n’étant pas le même que le temps de l’innovation technologique, l’éventuel démantèlement des Big Tech, bien que risque le plus sérieux selon moi, pourrait prendre de nombreuses années voir des décennies (i.e. démantèlement d’AT&T).

Acte II – Et la bulle de l'IA éclata !

À l’heure actuelle, les dépenses du secteur de l’IA générative dépassent très largement les revenus produits, au point de pousser certains observateurs et analystes à considérer l’IA comme une énième bulle spéculative.   

En juin 2024, Jim Covello, responsable de l’entité Global Equity Research de la banque d’investissement Goldman Sachs se demandait « Quel problème à 1 000 milliards de dollars l’IA va-t-elle résoudre ? » dans sa note intitulée « IA générative : trop de dépenses pour trop peu de bénéfices ? ». Cette inquiétude semble partagée par le fonds d’investissement historique de la Silicon Valley, Sequoia Partners qui interpellait dès juin 2024 sur « la question à 600 milliards de dollars que pose l’IA », en alertant sur la différence croissante entre les revenus espérés qui tardent à arriver et les coûts associés pour créer les infrastructures, eux bien réels.

Pour le philosophe italien Luciano Floridi, dans son article de recherche intitulé « Why the AI Hype Is Another Tech Bubble », il ne fait aucun doute que l’IA s’inscrit dans le continuum historique des bulles de la tech.

Pour appuyer cette théorie d’un éclatement probable de la bulle de l’IA, FUTUR met en lumière les infrastructures extrêmement coûteuses nécessaires à la construction des centres de données énergivores faisant tourner les modèles LLM, combinées aux dépenses colossales des géants de la Tech. Rien qu’en 2024, Google aura investi 120 milliards de dollars, 96 pour Microsoft, 60 pour Amazon et 30 pour Meta. En dépit des milliards de dollars investis, force est de constater que les performances des modèles de langage patinent et les revenus associés sont encore relativement faibles. L’essayiste parle de rot economy ou économie du pourrissement, soutenant que les sociétés d’IA « exagèrent leurs capacités pour attirer les investissements ou faire grimper le cours de leurs actions ».

Enfin, pour le journaliste et essayiste technocritique Cory Doctorow, la question désormais n’est plus de savoir si la bulle de l’IA va éclater mais quand. Allons-nous droit vers une IApocalypse boursière ? De mon point de vue, il n’en fait aucun doute et l’amplitude du crash pourrait faire passer le moment Spoutnik de DeepSeek (600 milliards de valorisation envolés pour Nvidia suite à l’annonce, et qui a entrainé tous les autres acteurs de l’IA dans le mouvement baissier) pour une petite secousse.

Acte III – Innovation, le coup de la panne

Étouffée par les Big Tech et par une dérive inhérente du capital-risque trop obsédé par le retour sur investissement au détriment de la qualité des produits, la Silicon Valley pour pourrait voir les cerveaux responsables des principales innovations technologiques fuir la vallée du silicium.

On connaissait le mythe de l’entrepreneur visionnaire qui parti de rien dans son garage fini millionnaire. Dans le scénario d’un déclin progressif, trop accrochés à leur monopole et gardant jalousement les ressources stratégiques à leurs mains (puces Nvidia…), les Big Tech contribueraient à tuer dans l’œuf le courant low-tech californien qui remet en cause le technosolutionnisme et favorise l’open source en réponse aux coûts sociaux et environnements des IA génératives, accentuant le décalage entre le souhait des citoyens et les priorités des patrons de la Tech. Au risque d’alimenter un sentiment de défiance déjà présent ?

Pour certains analystes, les géants de la Tech auraient perdu toute capacité d’innovation. « Un acteur historique disposant d’une part de marché importante est moins incité à innover car les nouvelles ventes générées risquent de cannibaliser les ventes de ses produits existants », déclarent les chercheurs Lemley et Wansley dans une tribune du New York Times intitulée « Comment les Big Tech tuent l’innovation ». Pour ces mêmes auteurs, les GAMAM ont « interrompu le cycle de la disruption » en mettant la main sur des jeunes pousses « avant qu’elles ne deviennent des menaces concurrentielles » (rachat d’Instagram et de WhatsApp par Facebook, de DeepMind par Google, alliance Microsoft – OpenAI...). En investissant massivement dans l’IA générative par exemple, les entreprises de la Tech orienteraient les innovations dans une direction confortant leur business model, au détriment du développement d’applications plus révolutionnaires (la fameuse killer app) ou dont la société aurait réellement besoin (lutte contre le dérèglement climatique, affaiblissement des démocraties ou des inégalités).

Si le dépôt de brevets peut être considéré comme un des critères d’innovation (bien que critiquable), alors force est de constater qu’avec un peu plus de 55 000 brevets déposés par les États-Unis en 2023 (dont 19 500 déposés rien qu’en Californie, essentiellement par les GAFAM), la Chine est devenue le premier pays en termes de dépôts avec 69 610 !

Autre élément, 70% des étudiants travaillant sur l’IA dans les universités américaines viennent de l’étranger. Or, la politique anti-immigration de Donald Trump pourrait à termes limiter la capacité et la volonté des meilleurs talents à venir exercer chez l’Oncle Sam.

Acte IV – Quand la tech s’invente ailleurs

Si la vallée californienne avec ses 40 000 start-up et son pouvoir d’attraction des fonds d’investissement (90 milliards de dollars investis en 2024, soit 30% des financement mondiaux du capital-risque) reste pour l’instant l’épicentre planétaire de la technologie, la donne pourrait changer.

Pour Martin Kenney, professeur émérite à l’université de Californie, « on ne peut plus dire que la Silicon Valley soit indiscutablement le lieu le plus innovant au monde. Certaines des entreprises ayant connu le plus de succès, come TikTok et DeepSeek, ou certaines technologies parmi les plus futuristes, comme les drones et les voitures électriques, viennent désormais de Chine ».

L’auteure Émilie Echaroux a sélectionné cinq villes qui sans prétendre pouvoir rivaliser avec la vallée du silicium, pourraient contribuer à renouveler notre imaginaire technologique :

  • Shenzhen comprend 25 000 entreprises high tech, résidence de Tencent, BYD et Huawei est devenue un technopôle incontournable. La ville est responsable de la moitié des brevets déposés par la Chine.
  • Bangalore, centre mondial d’externalisation des services informatiques des Microsoft, IBM ou Google, attire chaque année 90 000 diplômés en ingénierie. De simple centre de sous-traitance, la ville devient un véritable pôle technologique avec 7 000 start-up dont 45 licornes (i.e. valorisées à plus de 1 milliard de dollars), non sans impact sur le plan écologique.
  • Tallinn, la capitale de l’Estonie cherche à se positionner dans l’économie décarbonée, secteur porteur pour l’Europe et domaine qui intéresse peu la Silicon Valley. Du regretté Skype au spécialiste des transferts d’argent Wise, du VTC Bolt en passant par l’éditeur Pipedrive, le technopôle sait faire naitre de jeunes pousses et investie aujourd’hui dans les technologies d’avenir comme l’hydrogène.
  • Nairobi est le centre économique, financier et technologique le plus important d’Afrique de l’Est et abrite 97% des start-up du pays. Avec son tissu entrepreneurial local riche, elle attire les capitaux étrangers comme Microsoft et G42 qui ont promis d’investir 1,5 milliard de dollars pour y développer un centre de données. La ville sera-t-elle en capacité de faire naitre d’autres imaginaires anti-capitalistes et décoloniaux, plus proches de ses besoins réels ?
  • Recife est le premier pôle technologique d’Amérique latine. En vingt ans, la ville Brésilienne est passée de 2 à 415 start-up employant 18 000 salariés. Parmi les entreprises phares qui s’y sont implantées : le constructeur Stellantis, l’entreprise de cybersécurité Tempest et la société d’IA Neurotech.

Si la majorité des villes citées dans l’article n’auront probablement pas la capacité de faire véritablement de l’ombre à la Silicon Valley, Shenzhen, véritable poumon technologique de la Chine, pourrait quant à elle remettre en cause l’hégémonie américaine.

Acte V – Fuir les mégafeux et les inondations

Épicentre de l’innovation, la Silicon Valley pourrait également le devenir concernant la crise climatique. En août 2020, la foudre frappe plus de 14 000 fois et provoque de nombreux départs d’incendie. En mars 2023, un cyclone prive 200 000 foyers d’électricité. En janvier 2025, les flammes ravagent plus de 16 000 habitations et 20 000 hectares. D’ici à trente ans, plus de 300 000 propriétés devraient finir sous les eaux, forçant l’exil de quelques 700 000 personnes. Avec 42% de constructions implantées sur des zones inondables, San José – siège social d’Adobe, PayPal et eBay -, qui culmine péniblement à deux mètres au-dessus du niveau de l’océan, pourrait être l’une des nombreuses victimes des dérèglements. D’ici la fin du siècle, plusieurs dizaines de millions d’Américains devront migrer pour échapper à la crise climatique. D’autres villes américaines pourraient être tentées d’attirer les talents et les futurs start-up (voir la politique fiscale attractive du Texas) en offrant une qualité de vie plus en adéquation avec les attentes des cadres informatiques. Nous pourrions ainsi assister à une multiplication de petites technopôles au détriment d’un seul épicentre planétaire.

Pour en apprendre plus, je vous invite à consulter l’excellent dossier Silicon Valley : chronique d’un effondrement paru dans le magazine FUTUR d’Usbek&Rica numéro 47.
Illustration The Shelf Company.

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