
Donald Trump, Viktor Orban, Jair Bolsonaro, Boris Johnson et Matteo Salvini ne seraient probablement jamais arrivés au pouvoir sans le travail acharné de spin-doctors, de scientifiques et d’experts du Big Data. En maitrisant les outils technologiques, ces experts parviennent à changer les règles du jeu politique et le visage de nos sociétés et imposent leur tempo. « Chaque jour porte sa gaffe, sa polémique, son coup d’éclat. On a à peine le temps de commenter un événement qu’il est déjà éclipsé par un autre, dans une spirale infinie qui catalyse l’attention et sature la scène médiatique » . Le livre de Guiliano da Empoli raconte l’histoire de ces ingénieurs de chaos.
Les hommes politiques qui traditionnellement s’appuyaient sur des techniciens pour définir leur programme se sont fait dépassés par ces mêmes techniciens qui en maitrisant les algorithmes et le Big Data ont pu « prendre directement les rênes du mouvement en fondant un parti, en choisissant les candidats les plus aptes à incarner leur vision, jusqu’à assumer le contrôle du gouvernement de la nation entière » , comme cela a été le cas avec l’Italie qualifiée par da Empoli de Silicon Valley du populisme.
Le Mouvement 5 Étoiles en Italie illustre parfaitement comment la maitrise des outils numériques et l’usage du profiling a servi les intérêts du mouvement fondé par Gianroberto Casaleggio et Beppe Grillo. Dans un livre-enquête, Nicola Biondo (ancienne responsable de la communication du groupe M5S) et Marco Canestrari ont dévoilé la guerre pour le contrôle des données qui rythme la vie interne du Mouvement. « Connaitre le profil des personnes liées au Mouvement – qui elles sont, où elles habitent, comment elles votent, combien elles donnent – a une valeur commerciale potentielle inestimable » .
Le leader politique devient un homme creux. Les thèmes de sa conversation lui dont donnés par ceux qui l’interrogent : ce sont eux qui lui mettent les mots dans la bouche et créent la conversation. « Never be Boring » est la seule règle que Trump suit rigoureusement, produisant chaque jour un coup de théâtre, entrainant avec lui le cirque médiatique, pris dans le piège du show en continue. Comment dès lors lutter lorsque l’on est un média dit modéré ?
Si les bouleversements apportés par la technologie sèment le chaos au sein des « élites, » le « peuple » n’est pas épargné. Nous sommes tous sous l’influence des outils numériques, et en premier lieu des smartphones et des réseaux sociaux. « Un élément fondamental de l’idéologie de la Silicon Valley est la sagesse des foules : ne vous fiez pas aux experts, les gens en savent plus. Le fait de se promener avec la vérité dans sa poche, sous la forme d’un petit appareil brillant et coloré sur lequel il suffit d’exercer une légère pression pour obtenir toutes les réponses du monde, nous influence inévitablement « . Nous ne sommes plus disposés à attendre. Nous désirons tout, tout de suite. Comment dès lors tolérer les rituels dilatoires et inefficaces d’une machine gouvernée par des dinosaures imperméables à n’importe quelle sollicitation ? Rejet des élites et impatience des peuples ne font pas bon ménage et semblent bien incompatibles avec le rythme de nos vieilles démocraties. Qu’il parait loin, cet otium cher à Platon.
La France n’est pas épargnée par cette impatience des peuples face à un pouvoir politique qui ne bénéficie plus des corps intermédiaires pour atténuer et canaliser la colère souvent légitime. « Le mouvement des Gilets jaunes a démontré pour la énième fois que la rage contemporaine ne naît pas seulement de causes objectives, de nature économique ou sociale » . L’irruption de nouveaux médias semblent de plus exacerber les passions les plus extrêmes.
Arthur Finkelstein, conseiller de Viktor Orban, l’un des ingénieurs du chaos, indiquait déjà en 2011 qu’il « voyait partout une énorme quantité de rage […] Aux États-Unis, la rage se focalise sur les Mexicains, sur les musulmans. Il y a un seul cri : ils nous prennent notre travail, ils changent notre style de vie. Ceci produira une demande pour des gouvernements plus forts et des hommes plus forts, qui « stoppent ces gens », qui que soient « ces gens ». Ils parleront d’économie, mais le cœur de leur business est tout autre : c’est la rage. C’est une grande source d’énergie qui est en train de se développer partout. » L’enjeu pour nos ingénieurs du chaos est d’exploiter cette rage pour réaliser n’importe quel objectif. Une fois libérée, la colère permet de bâtir n’importe quel genre d’opération politique. Pour les ingénieurs du chaos, le populisme naît de l’union de la colère avec les algorithmes.
Les scientifiques rêvent depuis toujours de réduire le gouvernement de la société à une équation mathématique qui supprimerait les marges d’irrationalité et d’incertitude inhérentes aux comportements humains. La miniaturisation des micro-processeurs, la connectivité étendue, l’Internet des Objets, notre smartphones, la vidéosurveillance….chacune de nos actions génère un flux de données. Mais la difficulté revient alors dans l’analyse de cette masse considérable de données. Pour Antonio Ereditato, physicien au CERN, si tu analyses Facebook aujourd’hui, tu as presque autant de capteurs que de molécules, c’est-à-dire d’utilisateurs. Le problème devient alors l’interprétation des données. Et là intervient l’avantage compétitif du physicien qui, contrairement au politique, est habitué à travailler avec une quantité infinie de données. Si les sondages représentaient l’outil privilégié des politiques pour capturer l’opinion public à un moment donné, ils laissent la par belle à l’instinct, la capacité de flairer l’air du temps et de choisir le bon moment qui caractérise l’animal politique. Pour Ereditato, dans le cas de Salvini, il ne lui suffit pas de savoir combien il y a de personnes contre les migrants, il veut aussi savoir combien sont celles qui, opposées aux migrants, veulent rester en Europe, ou quel est le point de rupture des électeurs de son alliée Di Maio, qui sont sûrement un peu racistes mais pourraient, devant trop d’excès, rejoindre la gauche dans la défense des migrants, ou de l’Europe. Les physiciens semblent ici les mieux armés pour conduire ses expérimentations, recueillir les données et les analyser.
Facebook et les autres réseaux sociaux sont des plateformes publicitaires qui permettent aux annonceurs (les marques) de cibler très finement des groupes utilisateurs répondant à des caractéristiques comportementales, économiques, ou sociologiques communes (les audiences). Cette belle mécanique a pu être utilisée à des fins politiques comme nous l’avons vu ces dernières années avec les élections de Barack Obama, Donald Trump, Viktor Organ ou encore le Brexit. Les réseaux sociaux, motivés par les gains financiers, n’ont aucun intérêt à empêcher ce genre de pratiques. N’étant de plus pas considérés comme des organes d’information (ce qui est selon moi un pur scandale), ils ne sont pas responsables devant la justice des contenus qu’ils publient.
Le jeu démocratique est également perturbé par l’utilisation des dark ads, ces publicités qui ne sont visibles que pour certains utilisateurs en fonction des critères sélectionnés sur la plateforme par le mouvement politique lors de la création de la publicité. Il est ainsi possible d’exploiter à travers une campagne de communication individualisée les thèmes qui comptent pour chacun. Avec la possibilité de faire coexister en paix des campagnes contradictoires, sans jamais se rencontrer jusqu’au moment du vote. Il ne s’agit plus d’unir les électeur autour du plus petit dénominateur commun, mais au contraire d’enflammer les passions du plus grand nombre de groupuscules possible pour ensuite les additionner – même à leur insu. Les inévitables contradictions contenues dans les messages adressés aux uns et aux autres resteront de toute façon invisibles au yeux des médias et de l’ensemble du public.
Sur le plan de l’information, l’idée d’une sphère publique dans laquelle tout le monde est plus ou moins exposé aux mêmes informations, comme cela se passait auparavant avec la lecture des journaux et le rituel du journal télévisé, n’existe presque plus. Comment dans ce cadre pouvons-nous assurer la cohérence des arguments et du raisonnement, du processus de l’argumentation sous son aspect purement formel nécessaire pour vivre dans un monde commun, tel que le défini Hannah Arendt dans La crise de la Culture. Nous sommes condamnés au scepticisme et à remettre en cause des faits qui étaient pourtant admis comme vrais. Bienvenue dans l’ère de la post-vérité.
Dans la vieille politique newtonienne, l’avertissement de Daniel Patrick Moynihan, « chacun a droit à ses propres opinions, mais pas à ses propres faits », pouvait encore avoir de la valeur, mais dans la politique quantique, ce principe n’est plus viable. La politique quantique, nous dit da Empoli, est pleine de paradoxes : des milliardaires deviennent les portes-drapeaux de la colère des déshérités, des décideurs publics font de l’ignorance un étendard, des ministres contestent les données de leur propre administration. Le droit de se contredire et de s’en aller, que Baudelaire invoquait pour les artistes, est devenu, pour les nouveaux politiques, le droit de se contredire et de rester, de soutenir tout et son contraire dans une succession de tweets et de directs Facebook qui construit, brique après brique, une réalité parallèle pour chacun de leurs followers.
Que ce soit dans une librairie, une salle de cinéma, sur X ou dans une réunion politique, les visions dystopiques et les récits négatifs l’emportent sur l’optimisme. Et le risque pour ceux qui tentent d’avancer des arguments positifs est toujours de se heurter à une indifférence polie. Non, l’avènement du numérique et des Big Data ne nous a pas livré comme promis un monde plus rationnel et prévisible, mais bien son exact contraire… un monde chaotique.
Les ingénieurs du chaos, un livre essentiel de Giuliano da Empoli pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et pour nous éduquer à faire les bons choix sans succomber aux sirènes alarmistes des leaders populistes et de leurs ingénieurs.