Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner

Fred Turner dans son ouvrage "Aux sources de l’utopie numérique" nous amène à la découverte à travers Brand Stewart du mouvement de la contre-culture et de son rôle déterminant dans l'histoire de l'Internet.

Aux sources de l'utopie numérique couverture du livre de Fred Turner

Résumé du livre Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner

Stewart Brand occupe une place essentielle, celle du passeur qui au delà de la technique fait naître les rêves, les utopies et les justifications auto-réalisatrices. Depuis la fin des années soixante, il a construit et promu les mythes de l’informatique avec le Whole Earth Catalog, le magazine Wired ou le système de conférences électroniques du WELL et ses communautés virtuelles.

Aux sources de l’utopie numérique nous emmène avec lui à la découverte du mouvement de la contre-culture et de son rôle déterminant dans l’histoire de l’internet.

« Ce livre réussit un véritable tour de force. Suivant la biographie de Stewart Brand, il dresse le portrait d’un personnage collectif : internet. En déplaçant l’attention des inventeurs vers les passeurs, Fred Turner offre une leçon de sociologie des sciences et des techniques. Toujours là au bon moment, Stewart Brand est le point d’intersection d’univers hétérogènes. Il amène le LSD dans les laboratoires du Stanford Research Institute, et introduit la micro-informatique dans l’univers pastoral des hippies… ». Dominique Cardon, extrait de la préface.

A propos de l'auteur Fred Turner

Fred Turner est professeur de communication titulaire de la chaire Harry and Norman Chandler à l’université Stanford, où il étudie l’impact des nouvelles technologies médiatiques sur la culture américaine depuis la Seconde Guerre mondiale. Il est l’auteur de cinq livres, dont le plus récent, coécrit avec Mary Beth Meehan, Seeing Silicon Valley: Life Inside a Fraying America. Il a été boursier Guggenheim, chercheur invité distingué LeBoff à l’université de New York, chercheur invité Beaverbrook à l’université McGill, et deux fois membre du Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences à Stanford. Avant de devenir professeur, il a travaillé comme journaliste pendant dix ans. Il continue d’écrire régulièrement pour des journaux et des magazines en Amérique et en Europe.

Table des matières de Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner

Préface par Dominique Cardon : Les origines hippies de la révolution numérique

« Nous devons tout aux hippies ! »
L’exil des communautés vers internet
L’auto-organisation et le marché
Le legs de la contre-culture

Introduction

Glissements politiques de la métaphore numérique

L’ouverture occultée d’un monde fermé
Quand la contre-culture embrasse technologie et conscience

Stewart Brand découvre la contre-culture cybernétique

L’écologie comme alternative politique
Les mondes de l’art cybernétique
Les designers compréhensifs : Marshall McLuhan et Buckminster Fuller
Indiens, beatniks et hippies

Le Whole Earth Catalog, une technologie de l’information

Communautés de conscience
Le Whole Earth Catalog comme Forum-Réseau
Des outils de transformation
Ce qui n’était pas dans le Catalogue

Le Whole Earth passe au numérique

Rendre l’ordinateur « personnel »
La fin de l’autosuffisance et l’émergence de la coévolution
Le logiciel, les hackers et le retour de la contre-culture

Virtualité et communauté sur le WELL

Qu’était le WELL ?
De nouveaux réseaux technologiques et économiques
Le WELL, une hétérarchie économique
Exporter l’idée de communauté virtuelle
Faire du Cyberespace un horizon électronique

Mettre en réseau la Nouvelle Économie

Retour vers le futur au MIT
La construction du Global Business Network
Kevin Kelly, entrepreneur réticulaire
L’atome est le passé, le réseau est l’avenir

Wired

La création de Wired
Nouvelle technologie, Nouvelle Économie, Nouvelle Droite
Le Whole Earth au coeur de Wired
Les Nouveaux Communalistes croisent le chemin de la Nouvelle Droite
L’internet comme symbole du nouveau millénaire

Le triomphe du mode réseau

La contre-culture qui n’en était pas
L’entreprise culturelle en mode réseau
Le côté obscur de l’Utopie
La toute fin de l’histoire

Bibliographie

Illustrations

Caractéristiques de Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner

Nombre de pages

434

Langue

Française

Année de publication

2006 (original) 2021 (FR)

Éditeur

C&F éditions

ISBN

978-2376620242

Mon avis sur l'ouvrage Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner

Dans son ouvrage « Aux Sources de l’Utopie Numérique », Fred Turner retrace les origines de l’utopie numérique de la Silicon Valley à travers la trajectoire de Stewart Brand, qui n’est au début des années 1960 qu’un obscur photographe itinérant et qui deviendra dans les décennies suivantes l’un des personnages les plus influents de la contre-culture numérique.

Nous sommes au début des années 1960, en pleine guerre froide entre la Russie et les États-Unis. Le monde est alors au bord de l’apocalypse nucléaire. Des mouvements contre-culturels prennent de l’ampleur aux États-Unis avec la Nouvelle Gauche, politisée et qui milite pour les droits sociaux, et les communalistes, avec une ambition commune de proposer une société alternative émancipée d’un État vu comme trop régulateur et aliénateur de conscience.

Au milieu des années 1960, Stewart Brand gagnera en notoriété et en légitimité  en étant à l’origine de l’un des ouvrages les plus influents de la contre-culture américaine, le Whole Earth Catalog, un catalogue qui proposait de mettre en relation des vendeurs de matériel hétéroclite avec les acheteurs mais également en proposant du contenu éducatif aux communautés leur permettant de réaliser leur projet de société alternative. Il s’appuiera notamment sur les travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique pour proposer des réflexions et des modèles de société et de communication.

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Cependant, dans les années 1980, Brand et ses comparses doivent faire face à l’effondrement des principaux mouvements communautaires et à leur échec à proposer des alternatives sociales viables après deux décennies d’effort.

En entrepreneur ingénieux et homme de réseau, il joue de sa notoriété pour réunir en 1985 des personnalités, journalistes, chercheurs et ingénieurs au sein d’un dispositif de conférence électronique qui allait devenir le plus important de la décennie, le Whole Earth ‘Lectronic Link’ ou WELL. Dès lors, et ce jusqu’au début des années 1990, Brand et les autres membres du réseau Whole Earth, dont Kevin Kelly, Howard Rheingold, Esther Dyson ou encore John Perry Barlow, devinrent les personnalités les plus citées pour illustrer une vision contre-culturelle de l’Internet. 

Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner est un ouvrage critique et absolument passionnant qui nous éclaire sur la constitution de la Silicon Valley et qui retrace avec clarté les liens tissés entre deux mondes à priori très différents,  le domaine de la contre-culture et l’univers des technologies. Un livre à découvrir chez C&F éditions.

Extraits et concepts du livre Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner

L'influence des hippies dans la naissance de l'ordinateur personnel

Avant que l’ordinateur personnel ne s’invente dans la vallée de Santa Clara, tout était déjà prêt pour que l’ordinateur personnel naisse sur la côté Est, à New York, à Boston autour de la Route 128 du Massachusetts ou à Cambridge où le MIT réunissait les figures les plus importantes de la recherche dans le domaine (John Sutherland, Vannevar Bush, J.-R. Licklider, Ted Nelson) et les premiers hackers. C’est là que se développent à partir de 1961 le LINC et Sketchpad qui tourne sur le mini-ordinateur TX-2, le premier programme à interface graphique. Si toutes les conditions étaient réunies pour faire naître l’ordinateur personnel sur la côté Est, il y manquait cependant le détonateur, soutient John Markoff : les hippies. Or, ceux-ci sont sur la côte Ouest en train de préparer un gigantesque happening à San Francisco. (p.16)

Et John Perty Barlow rédigea la Déclaration d'indépendance du cyberespace

Les hippies ont projeté leur rêve d’exil et de refondation dans les échanges numériques et, pour cela, ils avaient besoin de couper les ponts avec un « réel » doublement décevant, en raison de la persistance de l’aliénation patriarcale et capitaliste, mais aussi de l’échec de la tentative de s’en émanciper en établissant dans ses marges des communautés contre-culturelles. Internet était un « ailleurs », le nouvel asile d’un projet d’émancipation avorté. Mais il ne pouvait l’être, comme John Perry Barlow, lui aussi participant actif du WELL et grand consommateur de LSD, y insistera dans sa Déclaration d’indépendance du cyberspace (1996), qu’à condition qu’il ne soit pas contraint par les règles disciplinaires du monde réel, et notamment de celles des États. (p.21)

Le 8 février 1996, John Perry Barlow, journaliste et expert en technologies de l’information, parolier de Grateful Dead, un groupe de la scène LSD du San Francisco des années 1960, se trouvait en Suisse, à Davos, chevillé à son ordinateur portable. Il participait alors au Forum économique mondial, sommet international et lieu de rencontres entre leaders politiques et chefs d’entreprise, et venait d’apprendre que le Congrès des États-Unis avait voté le Telecommunications Act, dont une annexe, le Communication Decency Act, était spécifiquement destinée à restreindre et contrôler la pornographie sur l’Internet. Scandalisé par la menace sur la liberté d’expression qu’il percevait dans cette annexe, Barlow rédigea la Déclaration d’indépendance du cyberespace et posta le document sur l’Internet. (p.50)

La vérification des faits et le recoupement des sources par les journalistes sont devenus l'exception

En France, Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud ont procédé à l’étude systématique de l’ensemble du contenu produit en ligne pendant l’année 2013 par 86 médias, dont l’Agence France Presse, 59 journaux, 9 télévisions, 7 radios et 10 médias exclusivement en ligne (pure players). Ils constatent que les médias français, y compris ceux de référence, se contentent régulièrement de reprendre les contenus originaux produits par l’AFP ou leurs concurrents, en omettant dans 92 % des cas de créditer leur source :  64 % de l’information produite en ligne par les médias d’information, écrivent les auteurs de l’étude, est du copié-collé pur et simple. La moitié des événements couverts par les médias français donnent lieu à une reprise en moins de 25 minutes. En 2016, une étude portant sur 1,8 million d’articles publiés par le HuffPost montre que seuls 44 % ont été écrits par des journalistes de l’équipe et peuvent être considérés comme originaux. (p.113)

Norbert Wiener et la métaphore numérique

Wiener pensait également que ces systèmes pouvaient servir de modèles aux institutions sociales et à la société dans son ensemble. Deux ans après la parution de Cybernetics, il publia The Human Use of Human Beings: cybernetics and Societyouvrage d’une plus grande clarté intellectuelle et autrement plus accessible. Il y décrit la société, et les éléments organisationnels la constituant, comme un tout qui fonctionne plus ou moins de la même manière que les machines ou les organismes. Autrement dit, la société s’apparenterait à un système en quête d’autorégulation via le traitement de messages […] L’écran de télévision devient pour la société, considérée dans son ensemble, ce que l’écran de radar fut pour l’artilleur de la Seconde Guerre mondiale – soit un outil permettant de mesurer les performances du système et de les ajuster en retour. (p.63)

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Les conférences Macy redéfinissent la cybernétique

Durant les deux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, de telles certitudes trouvèrent refuge dans les projets de recherche militaire à grande échelle ; dans une pléiade de disciplines académiques dont la théorie du management, la psychologie clinique, les sciences politiques, la biologie et l’écologie ; et enfin dans les dispositifs de rénovation urbaine liés au projet great Society du président Lyndon B. Johnson. Comme Katherine Hayles et Steve Heims l’ont montré, la migration de la cybernétique vers les sciences sociales, et dans une certaine mesure, vers des disciplines physiques et biologiques, fut initiée en grande partie par les conférences Macy. Sponsorisées par la Macy Fondation à la croisée des années 1940 et 1950, ces rencontres réunirent des biologistes, des physiciens et des mathématiciens, mais aussi des cybernéticiens comme Arturo Rosenblueth et Warren McCulloch, des psychiatres comme Ross Ashby ou encore des sociologues et anthropologues dont Gregory Bateson et Margaret Mead. Au fil du temps, les conférences Macy affinèrent un certain nombre de concepts de la cybernétique, notamment la relation entre un système, ses observateurs et la nature du feedback. (p.69)

La dure réalité derrière le mythe des communautés hippies

La philosophie du fais-ce-qu’il-te-plait propre aux communautés organisées de manière anarchique faisait souvent fuir les membres affichant des ambitions plus structurées. Au sein de Drop City par exemple, le chaos au jour le jour engendré par la politique anarchiste adoptée par la tribu, auquel vint s’ajouter l’afflux massif de visiteurs durant l’été 67, provoqua le départ de plusieurs fondateurs au cours des trois premières années. Les difficultés liées à la construction d’une communauté en partant de rien n’épargnaient pas celles fondées sur des principes religieux. Cinq ans seulement après leur implantation au Nouveau-Mexique, les Durkee avaient quitté la Lama Fondation. L’équilibre, quel qu’il soit, auquel aboutissait une grande partie des communautés dépendait moins des systèmes explicites de contrôle social que des ressources sociales et habitudes culturelles importées de leur ancien mode de vie par les Nouveaux Communalistes. Il n’était pas rare que les communautés aient été construites avec de l’argent en provenance d’héritages et maintenues en vie grâce aux allocations sociales et autres coupons alimentaires. (p.137)

Whole Earth Catalog, le magazine de la contre-culture de Stewart Brand

Le Catalogue était extrêmement modeste à ses débuts. Dans la foulée de leurs premières incursions dans les communautés, Stewart et Lois retournèrent à Menlo Park, embauchèrent deux assistants et avec une partie de l’héritage de Brand, ainsi que quelques milliers de dollars hérités par Lois de sa grand-mère, imprimèrent mille exemplaires du premier Whole Earth Catalog. Sur la couverture se trouvait une photographie de la planète prise depuis l’espace lors d’une expédition de la NASA en 1967. Les mots « WHOLE EARTH CATALOG / Accédez aux outils » surplombaient l’image de la Terre. Sur la quatrième de couverture figurait un cliché d’une éclipse solaire sous la phrase « On ne peut pas l’assembler. Il est assemblé ». » À l’intérieur du Catalogue environ 133 articles étaient présentés, rangés plus ou moins en quantités égales dans sept catégories thématiques (p.142):

  • Comprendre les systèmes globaux
  • Abri et travail de la terre
  • Industrie et artisanat
  • Communications
  • Communauté
  • Nomadisme
  • Apprentissages

Whoel Earth Catalogue, le magazine de la contre culture de Stewart Brand

Technophiles doués et contre-culturalistes branchés vivaient côte-à-côté

Comme la montré le journaliste John Markoff, les ingénieurs de l’industrie et les passionnés de l’époque vivaient et travaillaient côté à côté, et leur environnement regorgeait d’activités et d’institutions contre-culturelles. Parmi celles-ci, deux des groupes locaux les plus influents occupaient des locaux à quelques pas l’un de l’autre, à proximité également des bureaux du Whole Earth Catalog à Menlo Park. L’un des deux groupes était composé des chercheurs associés à l’Augmentation Research Center (ARC) de Douglas Engelbart, hébergé par le Stanford Research Institute (SRI), puis au centre de recherche de Xerox situé à Palo Alto (PARC). L’autre groupe était constitué d’amateurs passionnés d’informatique abonnés à la People’s Computer Company, puis plus tard au Homebrew Computer Club.Stewart naviguait entre l’une et l’autre de ces communautés, et le Whole Earth Catalog était source d’inspiration pour les deux. (p.181)

Pour les deux communautés, l’article leur tendait un miroir dans lequel ils pouvaient contempler leur image en technophiles doués et contre-culturalistes branchés. Ils imaginaient dès lors que poursuivre le développement d’une technologie informatique individualisée et interactive, c’était poursuivre en quelque sorte le rêve néo-communaliste d’un changement social. Au travers des pages de Rolling Stone, le travail de chaque programmeur et ingénieur au niveau local s’inscrivait dans une lutte à plus large échelle pour la transformation de l’individu et de la communauté. (p.196)

Retour au pragmatisme et mise à mal du principe d'auto-suffisance par Stewart Brand

Néanmoins Brand répudia explicitement les origines néo-communalistes du Catalogue dans les pages de CQ. Dans un article paru en 1975, il évoquait de cette manière :

« l’auto-suffisance » est un principe qui a fait plus de mal que de bien. À regarder le concept de plus près, il est corrompu à la racine. Plus important encore, il fonctionne mal dans la pratique. Quiconque ayant tenté de vivre en totale auto-suffisance – il doit bien exister des milliers de gens que nous (mea culpa !) aurons inspiré ces dernières années – sait qu’il n’en résulte que solitude, frustration, danger de marginalisation et un labeur abrutissant. C’est une forme d’hystérie.
L’auto-suffisance ne mérite pas d’être vécue en aucune façon, jamais. C’est une charmante et sylvestre extension de l’obsession américaine fatale pour la vie privée… c’est un foutu mensonge. Il n’y a pas de Soi isolé que l’on puisse disséquer. Jamais depuis que coexistent deux organismes, la vie n’a été autre chose qu’une affaire de coévolution. La vie s’enrichit perpétuellement de la vie…. Nous pouvons simplement nous demander quel genre de dépendance aura notre préférence C’est en cela que réside notre seul choix. » (p.200)

Brand avait auréolé ingénieurs et programmeurs d'un halo contre-culturel

Depuis 1972 Brand n’avait quasiment rien eu à voir avec les ordinateurs. Néanmoins, au début des années 1980 sa légitimité culturelle, sa capacité à tisser des réseaux et le prestige du Whole Earth Catalog lui permirent d’organiser une seconde rencontre en l’industrie informatique et le mouvement de la contre-culture en plein déclin. Dix ans plus tôt, Brand avait auréolé ingénieurs et programmeurs d’un halo contre-culturel. Désormais, l’industrie informatique renvoyait l’ascendeur […] (p.211)

En 1984, le mouvement des Nouveaux Communalistes avait complètement disparu. Pourtant, en grande partie grâce à l’esprit d’entreprise et Stewart Brand et aux réseaux qu’il reliait, ses idéaux perdurèrent. Dans les colonnes de la presse tout du moins, le long hunter du Whole Earth Catalog, l’aventurier culturel désireux de vivre en zone hors la loi, était devenu le hacker. Armé des outils numériques de sa profession, il avait converti les sous-sols et les bureaux administratifs dans lesquels il travaillait en nouvelles communautés collaboratives, à partir desquelles lui et ses semblables transformaient la société. (p.224)

Du CERN à Netscape

Dans les premiers temps, le CERN distribua principalement son application Web au sein des communautés scientifiques et son utilisation progressait lentement. Puis, en 1993, une équipe dirigée par Marc Andreessen, au sein du NCSA (National Center for Supercomputing Applications) de l’université de l’Illinois, développa un nouveau navigateur Web baptisé Mozaic qui permettait aux utilisateurs d’insérer pour la première fois des hyperliens dans des images, d’intégrer des images en couleurs dans leurs pages Web. Le NCSA donna publiquement accès à Mosaic en novembre 1993, au moment même où le cinquième numéro de Wired arrivait en kiosque. Quarante mille copies de Mosaic furent téléchargées le premier mois. En retour, sa rapide distribution entraîna la croissance du Web lui-même. En avril 1993, le Web disposait seulement de 62 serveurs ; en mai de l’année suivante, le nombre de machines dédiées atteignait 1 248. En 1994, Andreessen quitta le NCSA pour fonder Netscape, entreprise privée de conception de navigateurs. Le navigateur Netscape, plus rapide et sécurisé et plus facile à utiliser que Mosaic, participa de la montée en puissance du commerce électronique, et en août 1995, Netscape entra en bourse. La valeur de ses actions fut multipliée par deux dès le premier jour. (p.330)

Apple, fabriquant d'ordinateurs capables d'anéantir les bureaucraties et d'épanouir les consciences

Tout au long des dix années suivantes, la logique culturelle du néo-communaliste a fourni des concepts clés pour la commercialisation de ces nouvelles machines tout en leur offrant une légitimité comme pratique sociétale. Ainsi, Apple Computer assurait la promotion de ses ordinateurs en les présentant comme des outils susceptibles d’anéantir les bureaucraties, d’épanouir la conscience individuelle et de bâtir une société nouvelle et collaborative. Néanmoins, l’impact de l’héritage néo-communaliste se ressentait bien au-delà des conseils d’adminsitration des constructeurs d’ordinateurs et éditeurs de logiciels. Durant les années 1980, Brand continua à réunir des représentants du monde technique et d’anciens néo-communalistes, et à insérer les ordinateurs dans le récit de l’usage des outils porté par le Whole earth. (p.376)

Le côté obscur de l'utopie

Nous avons vu qu’entre la fin des années 1960 et la fin des années 1990, Brand et le réseau Whole Earth instaurèrent une série complexe de croisements entre les traditions du monde de la recherche et celles des Nouveaux Communalistes. Ce faisant, ils contribuèrent à façonner les idéaux de « personne » et de « communauté », ainsi que des relations appropriées entre elles, le travail et les technologies, qui devinrent les repères de leur génération. […] La première de ces difficultés trouvait ses origines dans le rejet néo-communaliste de la politique formelle. En l’absence de structures fondées sur les règles strictes, un grand nombre de communautés virent les questions relatives au pouvoir et à la capacité à diriger se transformer en questions de charisme. […] Dans un même glissement culturel, les communautés privées ignoraient systématiquement les communautés locales parmi lesquelles elle s’installaient. (p.391)

Néanmoins, la rhétorique de « l’informationalisme en pair à pair », rejoignant en cela la rhétorique de la conscience dont elle était issue, occulte fortement les infrastructures matérielles et techniques dont dépendent à la fois l’Internet et les vies des membres de la génération numérique. Derrière le fantasme d’un flux d’information sans contrainte, s’étant la réalité de millions de claviers en plastique, de puces en silicium, de moniteurs aux écrans de verre, et de kilomètres de câbles à l’infini. [ndlr : Marcello Rosati-Vitali parle de rhétorique de l’immatérialité]. (p.392)

À propos de l'auteur de l'article

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Clement Donzel

Expert en cybersécurité et en marketing (ex-directeur des Réseaux Sociaux chez Microsoft), Clément est un fervent défenseur des libertés numériques. Il intervient auprès d'entités publiques et privées pour les sensibiliser à la cybersécurité et à la protection des données. Il est le fondateur du média La Tech à l'Envers.

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