
Catherine Vadon est océanographe et a été maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle. Spécialiste des profondeurs, elle travaille à la diffusion des connaissances en matière de biodiversité et d’écologie. Dans son essai Histoire des Abysses : de l’Antiquité à nos jours, l’auteure nous amène dans les profondeurs de l’océan et retrace l’histoire de la découverte des fonds marins, depuis le bathyscaphe d’Alexandre le Grand et les cloches des plongeurs du XVIe siècle, jusqu’aux robots capables d’atteindre les zones les plus profondes de l’océan. Un récit absolument passionnant qui s’étend sur plusieurs siècles et donne à repenser notre relation avec cet univers encore largement méconnu (les 3/4 des fonds océaniques restent inexplorés).
Les océans couvrent 70 % de la surface du globe, et produisent plus de 50 % de l’oxygène terrestre. Pourtant, seuls 26 % des fonds marins ont été cartographiés. Une méconnaissance qui nourrit tous les fantasmes : Existe-il des espèces gigantesques encore inconnues ? Quelle est la profondeur maximale de nos océans ? Il y a t’il de la vie dans la zone hadale (à partir de -6 000m) où la pression peut atteindre 1 000 bars !
C’est à ces questions, et à beaucoup d’autres que Vadon répond avec un travail de recherche remarquable et de nombreuses anecdotes ponctuant le récit de cette incroyable épopée humaine.
L’océan a une profondeur moyenne de 4 000 mètres, avec un fond ultime à 11 000 mètres sous la surface, et un volume de 380 000 000 kilomètres cubes. Ce volume d’eau constitue 99 % du volume offert à la vie sur la planète nous dit Vadon. C’est un monde de vie et d’énergie, parfois calme, parfois secoué par des tempêtes, tour à tour ravagé ou nourri par des volcans sous-marins.
Au milieu du XIXe siècle, les premiers câbles de télégraphie sous-marine se limitent à connecter des points situés sur une même côté, ou entre des pays séparés par des mers étroites. Des dizaines de lignes télégraphiques sous-marines relient ainsi les îles britanniques, notamment entre l’Irlande et Londres. En 1857, on assite à un défit gigantesque pour l’époque, relier l’Amérique à l’Europe à travers la pose d’un câble de 43 000 kilomètres de long, à plus de 4 000 mètres de profondeur. Mené par l’américain Cyrus Field entre 1855 et 1866, ce projet sera qualifié de « grand exploit du siècle » par l’inventeur américain Samuel Morse (oui oui, l’inventeur de l’alphabet homonyme).
Ce fameux jour du 15 février 1954, trois navires se postionnent à l’endroit où le FNRS 3 va faire sa plongée : l’aviso Éli-Monnier, le navire hydrographe Beautemps-Beaupré et le remorqueur Tenace […] La pression augmente. Dans le silence à peu près absolu, les oreilles se tendent au moindre bruit. 2 500 mètres… Trente minutes pour faire un kilomètre […] 3 500… 3 800 mètres… Il faut freiner jusqu’à s’arrêter afin de ne pas heurter le fond, ni courir le risque de s’enliser […] Soudain, à 13h00 : »Nous sommes sur le fond, à 4 050 mètres… » Pour la première fois dans l’histoire du monde, deux humains ont atteint le fonde de l’Atlantique !
Dans les années 1980-1990, les programmes de plongée en eaux profondes français sont devenus mondiaux. La Cyana et le Nautile explorent les fosses du Japon et des Kouriles, la fosse de Porto Rico, de nombreux sites de la dorsale médio-océanique atlantique et pacifique, ainsi que la méditerranée et en mer Rouge […] Alors que sa mission devait s’achever en 2025, l’activité du Nautile a été prolongée. C’est le seul sous-marin scientifique habité dans l’Union Européenne capable d’atteindre les fonds abyssaux. La flotte océanographique française est actuellement dotée de dix-sept navires et de six engins sous-marins, dont le Nautile. Aujourd’hui, cinq pays, les États-Unis, le Japon, la Chine, la Russie et la France possèdent un sous-marin doté de telles capacités.
Ron Mason embarque sur un navire de l’US Navy cartographiant les profondeurs du Pacifique au large de la Californie. Il repère sur les cartes un motif répétitif de rayures, de « bandes » magnétiques tout le long de sa zone de relevés. L’explication ne se fait pas attendre : les champs magnétiques figés dans les roches montrent la position passée des pôles magnétiques et leurs polarités. Si, actuellement, nos boussoles pointent vers le nord, c’est à cause du champ magnétique produit au cœur de la Terre. Mais deux ou trois fois tous les millions d’années, le champ géomagnétique terrestre inverse sa polarité et les pôles magnétiques nord et sud changent de place. Au cours des quatre derniers millions d’années, le champ s’est inversé onze fois.
En 1869, le malacologiste anglais John Gwynn Jeffreys émet l’hypothèse que les animaux du plancton tombent sur le fond quand ils meurent et procurent de la nourriture à ceux qui vient plus bas. Jeffreys a raison, c’est en effet ce qu’on appelle désormais la « neige marine ». Elle assure l’essentiel de la nourriture des organismes des profondeurs. Elle est composée de toutes sortes de détritus : fibres de végétaux terrestres, particules minérales, argile et sable charriés par les fleuves, fines poussières emportées par les ventes, auxquels se mêlent planctons morts, diatomées, boulettes fécales ou mues de crustacés… Coulant depuis la surface, ces « flocons » ont l’aspect d’agrégats blanchâtres, mous et fragiles, qui se déforment en s’enfonçant sous leur propre poids. De 0,5 millimètre à quelques centimètres, ils descendent à une vitesse comprise entre quelques dizaines et quelques centaines de mètres par jour, suivant leur formes, leur composition et les courants. Ils peuvent mettre des semaines pour atteindre le fond océanique. […] De toutes récentes études estiment que cette pluie perpétuelle séquestre chaque année entre 2 et 4,5 milliards de tonnes de carbone de l’atmosphère vers les abysses, régulant à la fois le dioxyde de carbone atmosphérique et la nourriture des écosystèmes marins.
Pour chasser calmars et poissons, abondants dans les eaux profondes, plusieurs espèces de mammifères marins font de longues incursions vers les abysses noirs et glacés. Parmi les plus performants : le narval qui plonge à 1 500 mètres, l’hyperoodon arctique à 2 500 mètres ou encore le cachalot à plus de 3 000 mètres, en tenant des apnées de 90 minutes. Mais la grande championne est la baleine à bec de Cuvier qui effectue les plongées les plus profondes et les plus longues, avec des descentes mesurées à 2 9 92 mètres au large de la Californie, et qu’elle reproduit plusieurs fois par jour. Sa plus longue plongée enregistrée à duré 3 heures et 42 minutes !
Qu’est ce que la zone hadale ? Ce sont les profondeurs d’eau allant de 6 000 à 11 000 mètres, le maximum connu actuellement. Elle reste un des milieux océaniques les moins étudiés de notre planète. En 1956, l’océanographe danois Anton Bruun, qui travaillait à bord du navire Galathea, créa ce terme pour désigner les profondeurs de plus de 6 000 mètres caractérisées par des facteurs extrêmes : températures de 1 à 2° C, obscurité permanente, pression hydrostatique colossales, faible approvisionnement en nourriture.
À part quelques bassins océaniques dont la profondeur dépasse légèrement les 6 000 mètres, les profondeurs hadales ne se rencontrent que dans les grandes fosses. Aujourd’hui trente-sept fosses sont identifiées dans le monde, et les neuf les plus profondes se situent le long de la Ceinture de Feu de l’océan Pacifique. Parmi elles, les fosses des Philippines, des Tonga, des Mariannes, des Kermadec et des Kouriles-Kamtchatka ont une profondeur supérieure à 10 000 mètres. Le point le plus profond de la Terre est le Challenger Deep, à une profondeur de 10 902 à 10 929 mètres, dans la fosse des Mariannes.
Des organismes prospèrent néanmoins dans la zone hadale, notamment des poissons et des crustacés amphipodes, et tous les rapports confirment une abondance élevée de micro-organismes dans les sédiments.
Au Royaume des Tonga, dans le sud-ouest du Pacifique, le volcan sous-marin Hunga s’élève à environ 2 000 mètres du fond […] Le 15 janvier 2022, il a produit une gigantesque éruption record, comparable à celle du Krakatoa, en Indonésie, en 1883. L’explosion a été bien plus forte que tout essai d’arme nucléaire jamais effectué. Les données satellitaires de la Nasa ont montré que la colonne d’éruption était montée jusqu’à 58 kilomètres de hauteur. Elle a déclenché une onde de choc atmosphérique massive se déplaçant à environ 300 mètres par seconde et un bang sonique qui a fait plusieurs fois le tour de la Terre […] On estime que plus de 100 mégatonnes de vapeur d’eau sont entrées dans la stratosphère, le plus grand apport de vapeur d’eau depuis le début des observations satellitaires.