En attendant les robots d’Antonio A. Casilli

Les machines vont-elles remplacer le travail des humains ? Derrière la promesse d'émancipation fondée sur la participation, l'ouverture et le partage se cache la réalité des travailleurs du clic.

En attendant les robots d'Antonio A. Casilli

En attendant les robots d’Antonio A. Casilli

C’est lors du dernier enregistrement du podcast La Tech à l’Envers dédiée à la production du savoir dans nos environnements numériques que mon invitée Margot Mellet fait référence aux travaux du sociologue Antonio A. Casilli. Margot s’intéresse aux petites mains, ces personnages, souvent des femmes, qui s’occupaient de tâches répétitives et soigneuses.  

Expert des environnements numériques, Antonio A. Casilli est sociologue, professeur à Télécom Paris, à l’Institut Polytechnique de Paris et chercheur associé à l’EHESS. Il est également auteur de nombreux ouvrages dont Les Liaisons numériques (Seuil, 2010) et Qu’est-ce que le digital labor ? (INA, 2015).

Dans son essai En attendant les robots (Points, 2021), Antonio A. Casilli décrypte le fonctionnement de nos univers numériques et déconstruit le mythe de l’immatérialité technologique pour lequel la technologie et l’intelligence artificielle auraient la capacité de fonctionner de manière autonome. Loin des prophéties qui annoncent la disparition du travail humain et notre grand remplacement par les machines, Casilli nous dévoile l’envers du décor de la pseudo automation permise par les travailleurs du clic, ces petites mains qui permettent aux services numériques de fonctionner et sans qui l’innovation ne pourrait être produite. Sans oublier la participation volontaire et heureuse des usagers que nous sommes, participant bénévolement et bien malgré nous à la création de valeur et au système de production de clics. Bienvenue dans l’ère du Digital labor. 

L'automatisation dans le numérique, une imposture théorique

Casilli fait référence aux tâcherons, des petites mains qui réalisent des tâches simples et répétitives permettant de faire fonctionner nos services numériques. Aux antipodes des fantasmes robotiques qui nourrissent l’imaginaire d’investisseurs et de personnalités médiatiques, des myriades de tâcherons du clic non spécialisés exécutent un travail nécessaire pour sélectionner, améliorer, rendre les données interprétables, nous dit Casilli. 

Reprenant la métaphore du Turc mécanique – célèbre automate capable de répondre, dans une partie d’échec, à chaque coup de son partenaire et de s’assurer le succès de la parti, alors qu’en réalité, un nain bossu y est tapi, maître dans l’art des échecs et qui par des ficelles dirige la main de l’automate – Casilli critique la notion même d’automation à l’heure du numérique. C’est alors une foule de « nains bossus » qui se cachent derrière les bots omniprésents, les algorithmes infaillibles, les réseaux « neuronaux » tout -puissants. Parlant d’imposture théorique qui consiste à se concentrer sur la robotisation, sur l’algorithmisation, sur la smartification de la société, entretient un bluff technologique, terme qu’avait déjà utilisé le techno-critique Jacques Ellul dans l’ouvrage éponyme

Vers un renoncement des entreprises à leur fonction fondatrice

L’émergence des plateformes numériques contemporaines atteste de la caducité du rôle premier des entreprises qui étaient, au delà d’être rentables, d’assurer à leurs salariés une certaine forme de sécurité et de fonctionnement hiérarchique en échange d’une rémunération et d’autres avantages (protection sociale, santé…). L’entreprenariat, le freelancing, les CDD, sont autant de statuts ayant augmentés la précarité du travail. Dans l’UE, les CDD représentent une part toujours plus importante des actifs occupés (27,4 % en 2002, 32 % en 2014). 

Les plateformes comme Etsy, Airbnb, ou Lyft semblent à première vue correspondre à des situations alternatives au travail à temps plein et à durée indéterminée basé sur un lien de subordination entre employé et employeur. Une étude menée par les économistes Lawrence Katz et Alan Krueger atteste que 94 % des nouveaux emplois créés aux États-Unis entre 2005 et 2015 entrent dans cette catégorie. 

Et en avançant toujours un peu plus dans la précarité, les micro-travailleurs, ou tâcherons comme les appelle Casilli. Ces travailleurs du clic ne sont plus localisés au sein des entreprises qui les emploient, mais sur une plateforme qui les met à disposition de ces mêmes entreprises, moyennant la publication d’une requête. « Gross modo, concluait Jeff Bezos, c’est de l’humain-en-tant-que-service » lors de son intervention au MIT en 2006. On assite aujourd’hui à la prolifération de centrales de microtravail orientées vers l’amélioration d’algorithmes de machine learning. Apple, Facebook, Google, IBM et Microsoft ont recours à des services comparables, souvent structurés comme des plateformes internes qui gèrent des projets industriels sensibles (UHRS pour Microsoft en 2004, EWOQ pour Google en 2008).

Ces microtravailleurs évaluent par exemple la pertinence des résultats des moteurs de recherche, participent à l’amélioration des applications de cartographies des iPhones, écoutent une conversation et la caractérise (la langue, le sujet, les interlocuteurs) ou regardent l’image d’un paysage pour en ordonner les diverses composantes (des nuages, une montagne, un lac, etc.). 

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Le mythe de la voiture autonome

Selon une rhétorique bien connue, les voitures autonomes seraient des véhicules sans chauffeur. Dans ce discours, l’humain serait remplacé au volant par la machine. Pourtant, Antonio Casilli nous livre une réalité bien différente, faite de contributions humaines en amont et en aval de la mise en place programmée de ces voitures : d’une part, pour « enseigner » la conduite aux véhicules ; de l’autre, pour continuer à les conduire malgré leur soi-disant autonomie. 

L’auteur souligne que les ambitions des fabricants de voitures autonomes se heurteront quoi qu’il en soit à des contraintes comme par exemple les limites psychologiques de leurs occupants qui auront besoin de se sentir en confiance ou encore physiologiques (l’inconfort qu’ils ressentent à la moindre accélération). La solution envisagée consiste alors à transformer les occupants en automobilistes de fait, en leur confiant la responsabilité de manœuvrer soit le véhicule, soit les autres interfaces présentes à l’intérieur. 

Un document de Waymo (une filiale de Google) nous donne un aperçu du fonctionnement de ses voitures autonomes : c’est à l’abonné de réaliser une suite d’actions à l’écran : commander une course via son application mobile, appuyer sur « démarrer le trajet » lorsqu’il s’assied dans le véhicule, contrôle de l’écran embarqué lors du trajet, bouton « stop » en cas d’imprévu, autre bouton pour appeler le support technique… Pour Casilli, ces tâches pour la plateforme ont une valeur productives qui servent encore et toujours à assister le véhicule supposé autonome pour assurer le fonctionnement du service. Les plateformes de transport qui centrent leurs modèles d’affaires sur les IA subliment les deux rôles de passager et de chauffeur dans une seule catégorie, celle d’usager-opérateur. 

Le microtravail à l'heure du machine learning

Le secteur de l’intelligence artificielle est certainement celui qui aujourd’hui fait le plus fantasmer un monde autonome ou la machine viendrait (très prochainement) à remplacer l’être humain. C’est en tous les cas les prophéties claironnées à longueur de journée par les prophètes de l’IA, Sam Altman, le PDG de la société OpenAI en tête, non sans intérêt stratégique et financier. Pourtant, le domaine de l’IA est fort consommateur en tâcherons (que Casilli estime à une centaine de millions de personnes), ces travailleurs du clic qui annotent, évaluent, mesurent et sélectionnent les meilleures réponses pour permettre le fonctionnement des algorithmes. Casilli parle alors du triomphe de la « couche humaine » qui se dessine sur les plateformes de microtravail, mais un triomphe toutefois teinté d’amertume : les contraintes contractuelles, la perte de visibilité, la concurrence entre les usagers, les rémunérations faibles et toujours soumises à l’arbitraire des requérants, qui sont autant d’éléments pointant la perte de dignité du travail à l’heure du machine learning. 

Pour illustrer la manière dont les programmes d’apprentissage automatique des plateformes sociales sont tributaires du travail humain qui accompagne l’automation, l’auteur rapporte l’exemple de « M », l’assistant virtuel de Facebook Messenger. À cause de la difficulté à coordonner de manière précise les contributions « gratuites » de ses usagers, Facebook avait eu recours à des microtâcherons recrutés essentiellement au Royaume-Uni, au Kenya et au Népal par l’intermédiaire de la plateforme de microtravail Cloudfactory. Après trois ans d’activité et malgré les ressources financières considérables de Facebook, M n’avait pas dépassé 30 % de taux d’automation. Les micro tâcherons avaient donc satisfait à plus de deux tiers des requêtes des usagers – qui allaient de la livraison de boisson à l’écriture d’une chanson. 

L’automation complète revêt bien du fantasme, entretenu par les concepteurs de technologiques numériques, qui ont besoin du travail des utilisateurs-travailleurs pour combler l’écart entre une réalité faite de solutions informatiques immanquablement moins performantes que prévu et la promesse, constamment reportée, de l’avènement de machines capables de simuler la cognition humaine. Le recours au digital labor tient lieu de palliatif aux failles des processus d’innovation.

L’attente messianique de l’automation qui abolira le travail humain est constamment déçue : le grand dessein providentiel de l’IA se réduit à une série discrète de routines qui ne se laissent pas inscrire dans un schéma directeur

Comment ne pas aliéner les tâcherons du clic ?

À travers la promesse fallacieuse de l’émancipation par l’automation et le spectre menaçant de l’obsolescence du travail humain, les plateformes numériques condamnent la multitude grandissante des tâcherons du clic à une aliénation radicale. 

L’auteur préconise une série de mesures qui passent par la reconnaissance du digital labor. Comme élargir au digital labor les conquêtes sociales précédentes (stabilité, protections, conditions de travail et de rémunération, etc;), ou encore repenser le rapport entre usager-travailleur et infrastructures de collecte et traitement de données à l’aune de la gouvernance des communs et revisiter le partage des ressources.

Quelques exemples nous viennent d’Europe, des États-Unis et de l’Asie ou des transporteurs et des livreurs sont parvenus à obtenir des propriétaires des applications à la demande qui affirment se borner à intermédier leurs services des minima horaires, l’indemnisation des temps d’astreinte et des protections contre les risques de maladie et d’accidents du travail. Ou encore d’autres actions collectives notamment sur les plateformes de micro-travail qui ont permis de réclamer de meilleures rémunérations ou la limitation des abus des requérants.

On pourrait enfin s’inspirer des formes de résistance identifiés par les chercheurs Bonini et Treré qui dans Algorithmes de la résistance ont souligné le rapport conflictuel entre les gig workers et les plateformes numériques, ainsi que les contournements mise en place par ces mêmes travailleurs. 

Le travail humain ne disparaitra pas...

La fable de la disparition du travail et le remplacement par des machines n’arrivera pas. Au terme d’une investigation saisissante dans les coulisses de l’automation, allant des fermes à clic au fonctionnement des plateformes, Antonio Casilli dresse un panorama bien différent des discours ambiants sur le remplacement de l’humain par la machine et la pseudo autonomie des plateformes numériques et bat en brèche la rhétorique de l’immatérialité à la manière du philosophe Marcello Rosati-Vitali. Pourtant, ce n’est pas de disparition mais bien de liquidation et de déconsidération du travail dont il est question dans ce livre. Et c’est bien de cela et de la précarisation du travail humain dont nous devrions nous inquiéter. 

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