Schizophrénie numérique d’Anne Alombert

Le danger n'est pas dans les progrès d'une superintelligence artificielle, il est dans l'industrialisation des esprits et l'automatisation de l'altérité.

Schizophrénie Numérique de Anne Alombert

Schizophrénie numérique d’Anne Alombert

Schizophrénie numérique est un essai d’Anne Alombert que j’ai eu le plaisir de découvrir à la boutique lors de ma visite à l’exposition Le Monde de l’IA au jeu de Paume à Paris. Je ne connaissais pas Anne Alombert mais le résumé du livre m’a interpellé. Après une petite recherche, je découvre qu’Anne Alombert est enseignante-chercheuse en philosophie à l’Université Catholique de Lille, au sein de la chaire Éthique, technologie et

Écartelée entre l’idéologie du progrès technologique et la réalité de la crise écologique, tiraillée entre les promesses du marketing stratégique et les regrets des entrepreneurs repentis, notre époque semble nous dit l’auteure souffrir d’une véritable schizophrénie numérique. 

Notre époque souffre d'une véritable schizophrénie numérique

Dans Schizophrénie numérique, Anne Alombert analyse la surabondance informationnelle qui a pour conséquence l’éclatement de nos facultés de penser et de sentir. Pour l’auteure, nous vivons sous le régime perpétuel de la perturbation de nos intelligences sans cesse sollicitées et stimulées, sommées de réagir au jour le jour, comme aux époques les plus pressées par les besoins immédiats.

Anne Alombert revient sur les travaux d’Herbert Simon, l’un des principaux théoriciens de l’intelligence artificielle et qui deviendra l’inspirateur de l’économie de l’attention et de l’économie comportementale contemporaines. Simon dans Models of thoughts propose d’expliquer les processus mentaux à partir d’un petit nombre de mécanismes de traitement d’information qui peuvent être modélisés dans des systèmes informatiques qu’il qualifie alors d’IA. Sa théorie participera au principe de l’économie comportementale qui se développe depuis les années 1980 jusqu’à nos jours avec l’idéologie neurocentriste, qui réduit la pensée à un ensemble de connexions neuronales et de processus électrochimiques qui trouve sa réalisation performative à travers l’exploitation des esprits par les technologies persuasives. (i.e. voir nudges, algorithmes de recommandations, boost)

Il n'est pas possible de matérialiser l'esprit

Il est tentant pour les transhumanistes et autres prophètes de l’IA de réduire notre cerveau à un ensemble de processus neuronaux ou de réflexes cérébraux modélisés sous forme de calculs statistiques dans des machines algorithmiques. En matérialisant l’esprit comme un simple organe biologique, il devient possible de le modéliser ou de le matérialiser. Mais l’esprit nous dit Alombert n’est ni matériel ni immatériel, il est une relation qui suppose toujours des corps vivants et un milieu technique pour s’exercer : l’esprit circule entre les cerveau et ne peut se réduire à un ensemble de processus neuronaux ou d’opérations logiques formalisées. Cette circulation suppose un double processus d’intériorisation psychique et extériorisation technique : les expériences se sédimentent dans les supports de mémoire, se conservent dans l’espace et dans le temps et ressurgissent dans le présent, à travers leurs réactivation par les individus (i.e. lire une lettre, un livre ou un article laissés par ceux qui m’ont précédée me permet de réactiver leurs expériences de pensée parfois plusieurs années après) . L’esprit ne peut pas être résumé à un traitement de données, vision chère aux transhumanistes

Ne pas diaboliser ni rejeter les technologies numériques

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Schizophrénie Numérique de Anne Alombert

Pas question pour autant de tirer à boulet rouge sur les technologies numériques qui en tant que supports de mémoire et de symboles constituent des technologies de l’esprit, qui supportent le patrimoine culturel dont les individus héritent, qu’ils interprètent et à partir duquel ils pensent, réfléchissent, imaginent et et se projettent (Margot Mellet que j’ai eu le plaisir d’interviewer parle de production du savoir). Jamais nous n’avons compté autant de variétés dans les sources d’information. Pourtant, leur appropriation par une poignée d’entreprises privées n’est pas sans poser de problèmes. Les technologiques de l’esprit, qu’elles soient imprimées, photographiques, cinématographiques, télévisuelles ou numériques peuvent se transformer en instruments de domination, de manipulation ou de surveillance. La chercheuse et professeure à Harvard Shoshana Zuboff, auteure du Capitalisme de la Surveillance ne dit pas autre chose. 

Du numérique à l'audiovisuel : L'industrialisation des esprits

La technologie télévisuelle est devenue la propriété d’un champ journalistique et de quelques actionnaires, qui soumettent la circulation des contenus symboliques et la fabrique de l’opinion publique à la logique de l’Audimat et de la publicité. Ce que dénonce également le philosophe Byuan Chul Han qui dans infocratie critique le régime d’information qui nous donne une illusion d’une forme de liberté. On voit ainsi émerger le concept dramatique de post-vérité qui fait perdre le sens commun des mots, des faits et des actes. Hannah Arendt nous parle d’affaiblissement des vérités de faits. Guliano da Empoli a enquêté sur la manière dont la tech avait été utilisée pour permettre aux leaders populistes de manipuler les foules pour prendre le pouvoir

Penser l'IA avec Platon : Quand le remède devient poison

L’intelligence artificielle fera-t-elle de nous des imbéciles ? Plusieurs recherches récentes ont tenté d’y voir plus clair. Si les résultats provisoires semblent indiquer un impact de l’utilisation des IA sur nos capacités cognitives, l’auteure préfère convoquer Platon qui déjà à son époque soulignait dans Phèdre le rôle ambiguë de l’écriture, à la fois instrument de pouvoir et support de mémoire. Platon pointait le risque d’une perte de capacités mémorielles individuelles et d’une atrophie de la culture collective. L’écriture qui apparaît comme une augmentation technique de la mémoire et du savoir, se renverse en son contraire : la mémoire artificielle rend l’oubli habituel, les connaissances figées deviennent une suite de clichés – l’augmentation devient destruction et le remède poison. 

Quel esprit critique dans l'ère de la post-vérité ?

Anne Alombert souligne le manque de littératie numérique de nos contemporains. Émerveillés par la simplicité et l’intuitivité technologique, nous en oublions que chaque norme technologique porte en elle un projet politique, une vision du monde. Nos interfaces ergonomiques permettent un usage immédiat et intuitif, mais rarement réflexif. On retrouve ici la thèse chère au philosophe Marcello Rosati-Vitali qui dans l’éloge du bug critique l’absence de réflexivité et d’agentivité et prône une plus grande littératie numérique.

Faut-il avoir peur de l'intelligence artificielle ?

Le danger nous dit Alombert n’est pas dans les progrès d’une superintelligence artificielle, il est dans l’industrialisation des esprits et l’automatisation des esprits. À une époque où l’avenir de la planète n’est plus dissociable de celui des sociétés, le fait de concevoir et d’expérimenter des technologies soutenables pour les milieux psychiques et les relations collectives est sans doute devenu l’enjeu du siècle. Nos sociétés, les citoyens, nos gouvernants, les acteurs économiques et associatifs seront-ils à la hauteur de cet enjeu ?

Schizophrénie Numérique d’Anne Alombert aux éditions Allia est un essai critique, synthétique et éclairant sur nos sociétés technologiquement schizophrènes. 

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